Devenir capable, être reconnu
Le prix qui m’honore et pour
lequel j’adresse mes vifs remerciements au John W. Kluge Center,
à la Library of Congress,
est motivé par l’humanisme dont l’œuvre de ma vie est créditée
par les généreux donateurs. C’est à l’examen de quelques-unes des bases de cet
humanisme que sont consacrées les réflexions qui suivent. Mon titre est double:
il désigne d’une part les capacités qu’un agent humain s’attribue, d’autre part
le recours à autrui pour donner à cette certitude personnelle un statut social.
L’enjeu commun aux deux pôles de cette dualité est l’identité personnelle. Je m’identifie
par mes capacités, par ce que je peux faire. L’individu se désigne comme homme
capable, non sans ajouter… et souffrant, pour souligner la vulnérabilité de la
condition humaine. Les capacités peuvent être observées du dehors, mais elles
sont fondamentalement ressenties, vécues, sur le mode de la certitude. Celle-ci
n’est pas une croyance, tenue pour un degré inférieur du savoir. C’est une
assurance confiante, parente du témoignage. Je parle ici d’attestation: celle-ci
est en effet au soi ce qu’est le témoignage porté sur un événement, une
rencontre, un accident.
Phénoménologie de l’homme
capable
Il est possible d’établir une
typologie des capacités de base, à la jointure de l’inné et de l’acquis. Ces
pouvoirs de base constituent la première assise de l’humanité, au sens de l’humain
opposé à l’inhumain. Le changement qui est un aspect de l’identité – des idées
et des choses – revêt au niveau humain un aspect dramatique, qui est celui de l’histoire
personnelle enchevêtrée dans les histoires innombrables de nos compagnons d’existence.
L’identité personnelle est marquée par une temporalité qu’on peut dire
constitutive. La personne est son histoire. Dans l’esquisse de typologie que je
propose, je considère tour à tour la capacité de dire, celle d’agir, celle de
raconter, à quoi j’ajoute, l’imputabilité et la promesse. Dans ce vaste
panorama des capacités affirmées et assumées par l’agent humain, l’accent
principal se déplace d’un pôle à première vue moralement neutre à un pôle
explicitement moral où le sujet capable s’atteste comme sujet responsable. Quelques
mots sur chacune de ces capacités: par «pouvoir dire», il faut entendre une
capacité plus spécifique que le don général du langage qui s’exprime dans la
pluralité des langues avec chacune sa morphologie, son lexique, sa syntaxe, sa
rhétorique. Pouvoir dire, c’est produire spontanément un discours sensé. Dans
le discours quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un selon des règles communes. Dire
que lque chose, c’est le sens; sur quelque chose, c’est
la référence à l’extralinguistique; à quelqu’un, c’est l’adresse, base de la
conversation. Par «pouvoir agir», j’entends la capacité de produire des événements
dans la société et la nature. Cette intervention transforme la notion d’événements,
qui ne sont pas seulement ce qui arrive. Elle introduit la contingence humaine,
l’incertitude et l’imprévisibilité dans le cours des choses.
Le «pouvoir raconter» occupe une
place éminente parmi les capacités dans la mesure où les événements de toute
origine ne deviennent lisibles et intelligibles que racontés dans des
histoires; l’art millénaire de raconter des histoires, lorsqu’il est appliqué à
soi-même, donne des récits de vie que l’histoire des historiens articule. La
mise en récit marque une bifurcation dans l’identité elle-même – qui n’est plus
seulement celle du même – et l’identité de soi qui intègre le changement comme
péripétie. On peut parler dès lors d’une identité narrative: c’est celle de l’intrigue
du récit qui reste inachev é et ouvert sur la
possibilité de raconter autrement et de se laisser raconter par les autres. L’imputabilité
constitue une capacité franchement morale. Un agent humain est tenu pour l’auteur
véritable de ses actes, quelle que soit la force des causes organiques et
physiques. Assumée par l’agent, elle le rend responsable, capable de s’attribuer
une part des conséquences de l’action; s’agissant d’un tort fait à autrui elle
dispose à la réparation et à la sanction finale. La promesse est possible sur
cette base; le sujet s’engage dans sa parole et dit qu’il fera demain ce qu’il
dit aujourd’hui; la promesse limite l’imprévisibilité du futur, au risque de la
trahison; le sujet peut tenir ou non sa promesse; il engage ainsi la promesse
de la promesse, celle de tenir sa parole, d’être fiable.<
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L’exigence de reconnaissance
À première vue ces capacités de
base n’impliquent pas de demande de reconnaissance par autrui, la certitude de
pouvoir faire est intime, certes; toutefois chacune appelle un vis-à-vis: le
discours est adressé à quelqu’un capable de répondre, de questionner, d’entrer
en conversation et en dialogue. L’action se fait avec d’autres agents, qui
peuvent aider ou empêcher; le récit rassemble de multiples protagonistes dans
une intrigue unique; une histoire de vie se compose avec une multitude d’autres
histoires de vie; quant à l’imputabilité, souvent suscitée par l’accusation, elle
me rend responsable devant autrui; plus étroitement elle rend le puissant
responsable du faible et du vulnérable. Enfin la promesse appelle un témoin qui
la reçoit et l’enregistre; bien plus, elle a pour finalité le bien d’autrui, si
elle ne vise pas à la malfaisance et à la vengeance. Ce qui toutefois manque à ces
implications d’autrui dans la certitude privée de pouvoir faire, c’est la réciprocité,
la mutualité, qui seules permettent de parler de reconnaissance au sens fort. Cette
mutualité n’est pas donnée spontanément; c’est pourquoi elle est demandée; et
cette demande ne va pas sans conflit et sans lutte; l’idée de lutte pour la
reconnaissance est au cœur des rapports sociaux modernes; le mythe de l’état de
nature donne à la compétition, à la défiance, à l’affirmation arrogante de la
gloire solitaire le rôle de fondation et d’orig ine; dans cette guerre de tous contre tous seule la peur de
la mort violente régnerait; ce pessimisme concernant le fond de la nature
humaine va de pair avec un éloge du pouvoir absolu d’un souverain extérieur au
pacte de soumission des citoyens délivrés de la peur. Le déni de reconnaissance
se trouve ainsi inscrit dans l’institution. On peut trouver un premier recours
en faveur de la réciprocité dans le caractère tout aussi primitif que la guerre
de tous contre tous d’un droit naturel où un égal respect serait reconnu à tous
les contractants du lien social; le caractère moral du lien social serait ainsi
tenu pour irréductible. Ce que le droit naturel ignore, c’est la place de la
lutte dans la conquête de l’égalité et de la justice, et le rôle des
comportements négatifs dans la motivation des luttes: manque de consid ération, humiliation, mépris,
pour ne rien dire de la violence sous toutes ses formes physiques et psychiques.
La lutte pour la reconnaissance
se poursuit à plusieurs niveaux. Elle commence à celui des rapports affectifs
liés à la transmission de la vie, à la sexualité et à la filiation. Elle est à son
comble à l’intersection des rapports verticaux d’une généalogie et des rapports
horizontaux de conjugalité qui ont pour cadre la famille. Cette lutte pour la
reconnaissance se poursuit au plan juridique des droits civiques, centrés sur
les idées de liberté, de justice et de solidarité. Des droits ne peuvent être
revendiqués pour moi, qui ne sont pas reconnus à d’autres
sur un pied d’égalité. Cette extension des capacités individuelles
ressortissant à la per sonne juridique concerne non
seulement l’énumération des droits civiques, mais sa sphère d’application à des
catégories nouvelles d’individus et de pouvoirs jusque-là méprisés. Cette
extension est l’occasion de conflits s’agissant de l’exclusion liée aux inégalités
sociales, mais aussi des discriminations héritées du passé et frappant encore
des minorités diverses. Mais le mépris, l’humiliation atteignent le lien social
à un plan qui excède celui des droits; il s’agit de l’estime sociale qui s’adresse
à la valeur personnelle et à la capacité de poursuivre le bonheur selon sa
conception de la vie bonne. Cette lutte pour l’estime a pour cadre les différents
lieux de vie; ainsi, dans l’entreprise la lutte pour conquérir, protéger son
rang dan s la hiérarchie d’autorité; dans l’accès au logement, les relations de
voisinage et de proximité et les multiples rencontres dont la vie quotidienne
est tissée. Ce sont toujours les capacités personnelles qui demandent à être
reconnues par autrui.
L’échange et le lien
La question se pose alors de
savoir si le lien social ne se constitue que dans la lutte pour la
reconnaissance, ou s’il n’y a pas aussi à l’origine une sorte de bienveillance
liée à la similitude d’homme à homme dans la grande famille humaine. Nous en
avons un soupçon dans l’insatisfaction où nous laisse la pratique de la lutte;
la demande de reconnaissance qui s’y exprime est insatiable: quand serons-nous
suffisamment reconnus? Il y a dans cette quête une sorte de mauvais infini. Or,
c’est aussi un fait que nous faisons l’expérience de reconnaissance effective
sur un mode pacifié. Le modèle s’en trouve dans la pratique d’échange cérémoniel
de dons dans les sociétés archaïques. Cet échange ritualisé ne se confond pas
avec l’échange marchand consistant à acheter et à vendre en accord avec un
contrat d’échange. La logique de l’échange de dons est une logique de réciprocité
qui crée la mutualité; elle consiste dans l’appel «à rendre en retour» contenu
dans l’acte de donner. D’où procède cette obligation? Certains sociologues ont
cherché dans la chose échangée une force magique qui fait circuler le don et le
fait retourner à son point de départ. Je préfère suivre ceux qui voient dans l’échange
de dons une reconnaissance de l’un par l’autre qui ne se connaît pas et se
symbolise dans la chose échangée qui en devient le gage. Cette reconnaissance
indirecte serait la contrepartie pacifique de la lutte p our
la reconnaissance. S’y exprimerait la mutualité du lien social. Non que l’obligation
de rendre crée une dépendance du donataire au donateur mais le geste de donner
serait l’invitation à une générosité semblable. Cette chaîne de générosité est
le modèle d’une expérience effective de reconnaissance sans lutte qui trouve
une expression dans toutes les trêves de nos luttes, dans les armistices que
constituent en particulier les compromis issus de la négociation entre
partenaires sociaux.
Outre cette pratique du
compromis, la formation du lien politique qui nous fait citoyens d’une
communauté historique ne procède peut-être pas seulement du souci de sécurité et
de défense des intérêts particuliers de cette communauté, mais de quelque chose
comme une «amitié politique» essentiellement pacifique. Une trace plus visible
de l’échange cérémoniel de dons est laissée dans les pratiques de générosité qui,
dans nos sociétés, doublent les échanges marchands; donner reste un geste répandu
qui échappe à l’objection de calcul intéressé: il dépend de celui qui reçoit de
répondre à celui qui donne p ar une générosité semblable.
Ce désintéressement trouve dans la fête, dans les célébrations familiales et
amicales son expression publique. Le festif en général est l’héritier de la cérémonie
du don dans nos sociétés marchandes. Elle interrompt le marché et tempère sa
brutalité en y apportant sa paix. Cet enchevêtrement de la lutte et de la fête
est peut-être l’indice d’un rapport absolument primitif à la source du lien
social entre la défiance de la guerre de tous contre tous et la bienveillance
que suscite la rencontre de l’autre humain, mon semblable.
Paul RICŒUR
* Texte écrit pour la réception
du Kluge Prize, décerné aux États-Unis (Bibliothèque
du Congrès) à Paul
Ricœur en 2005. Revue des revues
de l’adpf, sélection de décembre 2005 • Paul RICŒUR :
« Devenir capable, être reconnu » article publié initialement dans la revue
Esprit, n°7, juillet 2005.