DEUXIÈME SECTION



AFFAIRE MUTIMURA c. FRANCE



(Requête no 46621/99)



ARRÊT



STRASBOURG



8 juin 2004




DÉFINITIF


08/09/2004





Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mutimura c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
L. Loucaides,

C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
M. Ugrekhelidze, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 mai 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 46621/99) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Yvonne Mutimura (« la requérante »), a saisi la Cour le 11 février 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par Me M. Tubiana, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  La requérante alléguait en particulier que la procédure relative à sa plainte avec constitution de partie civile n’avait pas été traitée dans un délai raisonnable et qu’elle ne disposait d’aucun recours pour s’en plaindre.

4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6.  Par une décision du 7 janvier 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

EN FAIT

7.  La requérante est née en 1964 et réside à Castres.

8.  Les 21 juin et 12 juillet 1995, à Nîmes et à Paris, plusieurs personnes, dont certaines de nationalité rwandaise, dénoncèrent des faits commis, courant avril et mai 1994, à leur encontre ou à celle de membres de leur famille dans les locaux paroissiaux de la « Sainte Famille » à Kigali au Rwanda par un ressortissant rwandais, M., ecclésiastique demeurant alors à la maison paroissiale de Bourg-Saint-Andéol (Ardèche) où il exerçait depuis septembre 1994 des fonctions de vicaire.

9.  La dénonciation du 21 juin 1995 était constituée par une sommation interpellative adressée au procureur général près la cour d’appel de Nîmes, lui enjoignant de faire arrêter immédiatement M., accusé d’avoir activement participé au génocide commis à l’encontre de populations tutsies du Rwanda entre avril et juillet 1994.

10.  La plainte dont fut saisi le 12 juillet 1995 le procureur de la République de Paris contenait des attestations de témoins ou victimes certifiant que M. aurait torturé des tutsis qui s’étaient réfugiés dans sa paroisse en les privant d’eau et de nourriture, aurait participé activement à la sélection de personnes à livrer à la milice hutu pour être exterminées et aurait imposé des relations sexuelles à plusieurs femmes en échange de leur sécurité. En outre, était jointe à la plainte une liste de personnes désignées comme les principaux organisateurs et responsables du génocide des tutsis commis au Rwanda entre début avril et juillet 1994, liste sur laquelle M. figurait en quatre cent vingt et unième position.

11.  Le 21 juillet 1995, le procureur de la République de Paris transmit la plainte au procureur de la République de Privas, territorialement compétent conformément aux dispositions de l’article 693 du code de procédure pénale, en raison du lieu de résidence de M. sur le territoire français.

12.  Par réquisitoire introductif du 25 juillet 1995, le procureur de la République de Privas ouvrit une information des chefs de génocide (article 211-1 du code pénal), pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de torture ou d’actes inhumains, inspirée par des motifs politiques, religieux, philosophiques ou raciaux et organisée en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile (article 212-1 du code pénal), participation à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation de l’un de ces crimes (article 212-3 du code pénal), et tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture, articles 1 à 9).

13.  Le 26 juillet 1995, un mandat d’amener fut décerné contre M. Le 28 juillet 1995, ce dernier fut interpellé, mis en examen des chefs susvisés et placé en détention provisoire.

14.  Le 1er août 1995, le juge d’instruction interrogea M. sur le fond et décerna deux commissions rogatoires, l’une nationale au directeur central de la police judiciaire, l’autre internationale aux autorités du Rwanda. Le 3 août 1995, la commission rogatoire internationale (CRI) fut transmise au procureur général près la cour d’appel de Nîmes.

15.  Le 11 août 1995, M. fut remis en liberté sous contrôle judiciaire par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Nîmes.

16.  Entre le 31 juillet et le 18 août 1995, quinze personnes se constituèrent partie civile, dont la requérante et son époux le 1er août 1995. Les plaignants visaient diverses conventions internationales, notamment celles de New York du 10 décembre 1984 (Convention contre la torture), de Genève du 9 décembre 1948 (génocide) et les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 et leur Protocole additionnel II du 8 juin 1977 concernant les conflits armés non internationaux. Etait également citée la Convention de Strasbourg du 27 janvier 1977 relative à la répression du terrorisme, mais cette qualification fut ensuite abandonnée expressément par les parties civiles.

17.  Par note de son conseil enregistrée le 9 août 1995, M. contesta la recevabilité de ces constitutions de partie civile.

18.  Le 20 septembre 1995, le juge d’instruction transmit le dossier au procureur de la République, aux fins de réquisitions sur la contestation de recevabilité des constitutions de partie civile soulevée par le mis en examen. Le magistrat instructeur informa en outre le procureur de son intention de soumettre à la chambre d’accusation la régularité de la procédure, compte tenu de son incompétence éventuelle à instruire tout ou partie des faits et qualifications visés dans le réquisitoire introductif, et de recueillir son avis sur ce point.

19.  Le 22 septembre 1995, M. souleva l’inapplicabilité de la loi pénale française pour en connaître sous les qualifications visées dans le réquisitoire introductif, admettant toutefois la compétence résiduelle du juge au titre de la Convention de New York du 10 décembre 1984, inapplicable en l’espèce selon lui.

20.  Le 2 octobre 1995, le procureur de la République de Privas demanda au juge d’instruction de déclarer irrecevables certaines constitutions de partie civile. En revanche, il estimait le réquisitoire introductif régulier et concluait qu’il n’y avait pas lieu de saisir la chambre d’accusation.

21.  Le juge d’instruction, par ordonnance du 4 octobre 1995, et le mis en examen, par une requête en date du 19 octobre 1995, soumirent à la chambre d’accusation de la cour d’appel de Nîmes la régularité de la procédure en raison de l’incompétence territoriale du juge d’instruction.

22.  La chambre d’accusation de la cour d’appel de Nîmes, sur réquisitions du procureur général tendant au rejet de l’ordonnance et de la requête, déclara l’une et l’autre irrecevables par arrêt du 7 novembre 1995, au motif que la question posée sous couvert du contentieux de l’annulation était en réalité celle de la compétence du juge d’instruction auquel il appartenait de statuer sur ladite compétence par une ordonnance susceptible d’appel.

23.  Le 15 décembre 1995, le procureur de la République prit des réquisitions aux fins de continuer à informer. Le 9 janvier 1996, le juge d’instruction rendit deux ordonnances. Dans la première, il déclarait recevables 6 des 15 constitutions de partie civile et rejetait les 8 autres, dont celle de la requérante et de son mari, au motif qu’elles ne faisaient pas état d’un préjudice personnel, au sens de l’article 2 du code de procédure pénale. Dans la seconde, il se déclarait compétent pour informer sur les faits dénoncés, dans le réquisitoire introductif et dans les diverses constitutions de partie civile, sous la qualification de tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants au sens de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture. En revanche, il se déclarait incompétent pour toutes les autres qualifications.

24.  Les 12 et 16 janvier 1996, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Privas, la requérante et son mari relevèrent appel des ordonnances rendues par le juge d’instruction.

25.  Le 22 janvier 1996, le procureur général près la cour d’appel de Nîmes prit un réquisitoire sur la recevabilité des constitutions de partie civile.

26.  Courant février et mars 1996, le juge d’instruction procéda à diverses auditions de parties civiles ou de témoins.

27.  Par arrêt du 20 mars 1996, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Nîmes infirma l’ordonnance du 9 janvier 1996. Elle estima que la compétence du magistrat devait s’apprécier uniquement au regard de l’acception pénale la plus haute et la plus spécifique, celle de génocide, et écarta par voie de conséquence la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture. En conséquence, elle déclara le juge d’instruction totalement incompétent pour connaître du dossier, la législation française ne conférant pas au juge français compétence pour connaître d’un crime de génocide commis à l’étranger.

28.  Par arrêt du ler avril 1996, la chambre d’accusation confirma l’irrecevabilité de la constitution de partie civile de la requérante et de son mari, du fait de l’incompétence du juge d’instruction antérieurement constatée.

29.  Les arrêts des 20 mars et ler avril 1996 furent frappés de pourvoi par le procureur général près la cour d’appel de Nîmes et par la requérante, le 26 mars 1996.

30.  La requérante déposa son mémoire ampliatif le 30 septembre 1996 et le mis en examen, M., déposa son mémoire en défense le 3 février 1997.

31.  Par arrêt du 6 janvier 1998, la chambre criminelle de la Cour de cassation ordonna la jonction de tous les pourvois et cassa les arrêts déférés. Elle renvoya l’affaire devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris et décida que celle-ci serait compétente pour la poursuite de l’ensemble de la procédure. Cette cassation fut prononcée à la suite de l’adoption de la loi no 96-432 du 22 mai 1996 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 955 du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies. La Cour de cassation estimait en outre qu’en affirmant que seule la qualification de génocide était applicable en l’espèce, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Nîmes avait méconnu l’article 689-1 du code de procédure pénale qui donne compétence aux juridictions françaises pour connaître des actes visés à l’article 1er de la Convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture.

32.  Le 10 février 1998, sur requête du procureur général près la Cour de cassation, la chambre criminelle rendit un arrêt ordonnant la rectification de l’arrêt du 6 janvier 1998.

33.  Les 30 juin et 28 septembre 1998, la requérante sollicita le procureur général près la cour d’appel de Paris, par lettre puis par sommation d’huissier, afin d’obtenir l’audiencement de l’affaire devant la chambre d’accusation de sa cour (article 197 du code de procédure pénale). Le 1er décembre 1998, la requérante dénonça l’inertie du procureur général par lettres adressées au ministre de la Justice et au président de la République en sa qualité de président du Conseil supérieur de la magistrature.

34.  Le procureur général rendit son réquisitoire le 6 avril 1999 et l’avis de convocation fut envoyé au mis en examen et aux parties civiles le 13 avril 1999. La requérante déposa son mémoire le 10 mai 1999, M. le 11 mai 1999.

35.  Par arrêt du 23 juin 1999, après audience du 12 mai 1999, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris ordonna la jonction des procédures ayant donné lieu aux deux ordonnances du 9 janvier 1996. Elle confirma l’ordonnance par laquelle le juge d’instruction de Privas avait statué sur sa compétence en ce qu’elle reconnaissait la compétence des juridictions françaises pour les faits entrant dans les prévisions de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984, mais elle l’infirma dans ses dispositions relatives à l’incompétence desdites juridictions pour connaître des faits susceptibles de recevoir d’autres qualifications. Par ailleurs, la chambre d’accusation confirma partiellement l’ordonnance d’irrecevabilité de certaines constitutions de partie civile, notamment celle du mari de la requérante ; en revanche, elle infirma la décision d’irrecevabilité de la constitution de partie civile de la requérante.

36.  La chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris renvoya le dossier à un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris désigné aux fins de poursuite de l’information.

37.  Le 28 juin 1999, M. forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

38.  Par arrêt du 10 novembre 1999, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le recours, aucun moyen n’étant produit à l’appui du pourvoi et l’arrêt attaqué étant régulier en la forme.

39.  Le 7 février 2000, le procureur général près la cour d’appel de Paris transmit le dossier de la procédure au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris. Le 15 février 2000, ce dernier communiqua le dossier au juge d’instruction désigné.

40.  Le 29 février 2000, le juge d’instruction adressa une commission rogatoire au commandant de la section de recherches de Paris afin de poursuivre les investigations.

41.  Le 21 août 2000, M. sollicita l’audition de quatre témoins domiciliés à l’étranger.

42.  Les 14 septembre et 3 octobre 2000, le juge d’instruction adressa plusieurs CRI aux autorités judiciaires du Rwanda (pour audition de 52 témoins et 3 parties civiles), de Belgique (pour audition de 3 témoins) et d’Allemagne (pour audition de 16 témoins), ainsi qu’au procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPI) en vue d’obtenir copie de la procédure menée par le TPI sur les faits reprochés à M.

43.  Les 15 décembre 2000 et 19 janvier 2001, les autorités belges et allemandes retournèrent les CRI exécutées au juge d’instruction.

44.  Le 16 février 2001, M. sollicita l’audition de sept autres témoins.

45.  Le 23 avril 2001, le juge d’instruction adressa des CRI aux autorités judiciaires de Belgique (pour audition de 3 témoins), d’Allemagne (pour audition d’un témoin) et de Finlande (pour audition d’un témoin).

46.  Le 9 mai 2001, le juge d’instruction adressa une lettre de rappel aux autorités rwandaises et au TPI concernant les CRI des 14 septembre et 3 octobre 2000.

47.  Le 15 mai 2001, un second juge d’instruction fut nommé conjointement au premier pour instruire le dossier.

48.  Le 2 juillet 2001, M. sollicita l’audition d’un nouveau témoin.

49.  Le 12 juillet 2001, les autorités belges retournèrent la CRI adressée le 23 avril 2001 partiellement exécutée.

50.  Le 29 septembre 2001, le juge d’instruction adressa une CRI aux autorités de Grande-Bretagne (pour audition d’un témoin) et d’Italie (pour audition d’un témoin).

51.  Le 2 octobre 2001, les autorités allemandes retournèrent la CRI du 23 avril 2001 partiellement exécutée.

52.  Par ordonnance du 16 novembre 2001, le premier juge d’instruction fut dessaisi et le second désigné en remplacement.

53.  Les 7 janvier et 7 février 2002, les autorités finlandaises et britanniques retournèrent les CRI des 23 avril et 29 septembre 2001 exécutées (partiellement pour les secondes).

54.  Le 20 février 2002, l’exécution de la commission rogatoire adressée le 29 février 2000 au commandant de la section de recherches de Paris fut transmise au juge d’instruction.

55.  Le 21 mars 2002, le juge d’instruction adressa une demande de renseignements au procureur du TPI pour le Rwanda. Le 26 mars 2002, celui-ci répondit qu’il n’entendait pas se saisir de ce dossier.

56.  Le 30 mai 2002, M. sollicita à nouveau l’audition d’un autre témoin.

57.  Le 20 juin 2002, le procureur du TPI adressa trois CD-ROM relatifs à la procédure réclamée en exécution de la CRI du 14 septembre 2000. Le 16 juillet 2002, le juge d’instruction ordonna une expertise aux fins d’inventaire des pièces contenues par les CD-ROM et d’édition sur support papier.

58.  Le 16 juillet 2002, les autorités italiennes retournèrent, après exécution, la CRI adressée le 29 septembre 2001.

59.  L’information judiciaire est actuellement toujours pendante.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

60.  La requérante se plaint de la durée de l’instruction afférente à sa plainte avec constitution de partie civile. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

61.  Le Gouvernement, qui relève que la procédure a commencé avec la constitution de partie civile de la requérante le 1er août 1995 et se trouve encore pendante, fait valoir qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il affirme que la procédure présentait un degré de complexité élevé tant en fait qu’en droit. Les faits, d’une gravité et d’une ampleur extrêmes puisqu’il s’agit d’une accusation de génocide ayant fait d’innombrables victimes, se sont déroulés à l’étranger. L’instruction des crimes commis par des étrangers à l’étranger, dans un Etat comme le Rwanda avec lequel la France n’a pas de Convention d’entraide judiciaire, était, par nature, très complexe à mener, particulièrement en ce qui concerne le recueil des preuves, d’autant plus que le mis en cause a nié les accusations portées à son encontre. Le Gouvernement note que cette affaire était la première affaire liée aux événements tragiques qui se sont déroulés en 1994 au Rwanda, dont la justice française a été saisie. Le ministre de la Justice a d’ailleurs pris contact le 24 juillet 1996 avec le Tribunal Pénal International pour le Rwanda afin de déterminer si cette juridiction entendait ou non solliciter le dessaisissement du juge national et mener elle-même sa propre enquête sur les faits imputés à M. Le Gouvernement relève en outre que la question de la qualification juridique des faits dénoncés et de la compétence des juridictions françaises pour instruire ces faits s’est posée. Enfin, le problème de la recevabilité des nombreuses constitutions de partie civile, quinze au total, a été soulevé.

62.  Le Gouvernement relève que l’instruction menée à Privas, ainsi que la procédure devant la Cour de cassation se sont déroulées dans des délais tout à fait satisfaisants, et ce alors même que de multiples recours soulevant des questions de droit d’une extrême complexité ont été exercés par M. et par les parties civiles.

63.  Le Gouvernement admet toutefois que, postérieurement à l’arrêt de la Cour de cassation du 6 janvier 1998 rectifié le 10 février 1998, l’audiencement du dossier devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris n’est intervenu qu’au terme d’un délai de 14 mois. Cependant, le Gouvernement estime qu’il s’agit là de la seule phase de latence imputable aux autorités judiciaires et il considère que dans le cadre d’une appréciation globale de la durée de la totalité de la procédure, l’instruction des plaintes des parties civiles n’a, eu égard aux circonstances exceptionnelles du dossier, pas excédé un délai raisonnable. Le Gouvernement relève à cet égard que la Cour, dans son arrêt Humen c. Pologne du 15 octobre 1999 ([GC] no. 26614/95, § 69), a considéré qu’un délai d’audiencement de 14 mois n’entraînait pas de violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

64.  Le Gouvernement fait également valoir que, depuis le début de l’année 2000, la complexité de l’affaire a eu des conséquences sur la conduite de l’instruction et que la délivrance de nombreuses commissions rogatoires internationales, afin de procéder à l’audition de nombreux témoins résidant à l’étranger, a inévitablement allongé la durée de l’enquête. Il reconnaît que certains délais d’exécution ont été très longs malgré un rappel effectué par le magistrat instructeur.

65.  Le Gouvernement remarque enfin que la requérante n’a saisi le juge d’instruction d’aucune demande fondée sur les dispositions de l’article 175 1 du code de procédure pénale aux fins de demander à ce magistrat « de prononcer le renvoi devant la juridiction de jugement ou de transmettre la procédure au procureur général ou de déclarer qu’il n’y a lieu à poursuivre ».

66.  La requérante estime, quant à elle, que l’absence de Convention d’entraide judiciaire entre la France et le Rwanda n’a pu avoir aucun effet sur la conduite de l’information judiciaire dès lors que, dès sa saisine en 1995, le juge d’instruction n’envisageait pas de solliciter les autorités rwandaises. La requérante estime que les faits ne présentaient pas de difficultés particulières et relève, à cet égard, que le juge d’instruction avait recueilli des témoignages accablants. La requérante relève par ailleurs que les parties civiles n’ont en rien retardé le cours de la procédure.

67.  La requérante relève qu’à compter de la mise en liberté de M. le 11 août 1995, la procédure a été retardée à de nombreuses reprises : d’abord par l’arrêt de la chambre d’accusation de Nîmes du 20 mars 1996, qui a mis fin aux poursuites, ensuite par les délais de traitement du pourvoi en cassation, puis par les délais de saisine de la chambre d’accusation de Paris par le procureur général, enfin par les délais de transmission de la procédure par le parquet de Paris au juge d’instruction. En revanche, la requérante affirme que les parties civiles n’ont pas ménagé leurs efforts pour accélérer le cours de la procédure en interpellant le parquet général de Paris, le ministre de la Justice, le président de la République et le président de la mission parlementaire sur le Rwanda.

68.  Elle indique que, au moment où l’information put reprendre son cours suite au rejet, le 10 novembre 1999, du pourvoi formé par M., il s’était écoulé près de six années depuis les faits et cinq années depuis la saisine de la justice sans que le dossier de l’information ait évolué par rapport à son état au 20 mars 1996. La phase de latence imputable aux autorités judiciaires et au gouvernement français n’est donc pas, selon la requérante, de quatorze mois mais de la totalité de ce délai.

69.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Doustaly c. France arrêt du 22 avril 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998 II, p. 857, § 39 ; Slimane-Kaïd c. France (no 3), no 45130/98, § 38, 6 avril 2004) et suivant les circonstances de la cause, lesquelles commandent en l’occurrence une évaluation globale (Versini c. France, arrêt du 10 juillet 2001, no 40096/98, § 26 ; Slimane-Kaïd, précité).

70.  En l’espèce, la Cour constate que la procédure, qui a débuté le 1er août 1995 (plainte avec constitution de partie civile de la requérante) est actuellement toujours pendante devant le juge d’instruction, soit une durée de huit ans et plus de huit mois à ce jour.

71.  La Cour estime que l’affaire présentait une certaine complexité, ce dont atteste notamment la délivrance de nombreuses commissions rogatoires internationales. Cependant, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier la durée de la procédure.

72.  Quant au comportement des parties, la Cour considère que l’on ne peut reprocher à la requérante d’avoir pleinement tiré parti des voies de recours internes. S’agissant du défaut d’exercice du recours prévu par l’article 175-1 du code de procédure pénale, la Cour note que le Gouvernement évoque cet élément sans autre explication, notamment quant aux conséquences éventuelles d’une telle carence pour la durée de la procédure. En tout état de cause, la Cour rappelle que les juridictions d’instruction tiennent de l’article 175-1 du code de procédure pénale le pouvoir de poursuivre l’information nonobstant l’usage de ce recours devant elles et que, partant, l’on ne saurait spéculer sur l’efficacité de l’utilisation de l’article 175-1 par des parties civiles dans une procédure pénale (Susini et autres c. France (déc.), no 43716/98, 8 octobre 2002). Par contre, force est de constater que la requérante est intervenue à plusieurs reprises pour obtenir des autorités internes qu’elles fassent preuve de diligence dans la conduite de l’instruction. La Cour éprouve enfin de sérieux doutes quant à l’utilité, voire à l’opportunité d’une telle démarche en l’espèce, les commissions rogatoires internationales n’ayant commencé à être délivrées qu’à partir du mois de septembre 2000.

73.  Par ailleurs, la Cour relève un certain nombre de retards imputables aux autorités internes. En particulier, un délai de plus de quinze mois s’est écoulé entre le dépôt du mémoire ampliatif de la requérante le 30 septembre 1996 et l’arrêt de la Cour de cassation du 6 janvier 1998, ainsi qu’un autre délai de quinze mois entre la rectification de cet arrêt de cassation le 10 février 1998 et l’audience devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris le 12 mai 1999 et ce, nonobstant les demandes répétées de la requérante en ce sens. De plus, la Cour constate que les commissions rogatoires internationales n’ont finalement commencé à être délivrées qu’à partir du mois de septembre 2000, soit plus de cinq années après le réquisitoire introductif du 25 juillet 1995 par lequel le procureur de la République de Paris avait ouvert l’information.

74.  Compte tenu des circonstances de l’espèce et en dépit de leur particularité, la Cour estime que l’on ne saurait considérer comme « raisonnable » une durée globale de presque neuf ans pour une information pénale au demeurant toujours en cours.

75.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

76.  La requérante se plaint de n’avoir pu faire trancher ses droits civils par un tribunal, ne disposant d’aucun recours effectif interne pour faire sanctionner l’inertie des autorités judiciaires en charge de la procédure pénale. Elle invoque l’article 13 de la Convention, lequel prévoit que :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

77.  Le Gouvernement soutient, à titre principal, que l’article 13 de la Convention n’ayant pas d’existence indépendante, il ne saurait être considéré comme violé dans la mesure où l’article 6 § 1 de la Convention ne l’est pas lui-même en l’espèce. Il ajoute, à titre subsidiaire, que dans l’hypothèse où la Cour considérerait que la requérante peut valablement se prévaloir d’une violation de la Convention, l’article 13 ne garantit pas de droit à un recours en cas de manquement à l’article 6. Il renvoie sur ce point à la jurisprudence de la Commission. Il rappelle, à titre très subsidiaire, qu’il existe en droit français un mécanisme indemnitaire réparant les dysfonctionnements de l’institution judiciaire prévu par l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire. Enfin, il relève que la requérante n’a saisi le juge d’instruction d’aucune demande fondée sur les dispositions de l’article 175-1 du code de procédure pénale.

78.  La requérante estime que le Gouvernement cherche à éviter ses responsabilités au bénéfice d’une vision déformée du déroulement de la procédure. Elle fait valoir que les autorités judiciaires ne seraient pas seules responsables du manquement au bon déroulement de la procédure découlant de l’inertie du procureur général, mais que l’ensemble des pouvoirs publics alertés n’ayant pas réagi, ils seraient tout autant responsables de cette situation. Elle évoque également la jurisprudence de la Cour, qui a censuré l’absence d’explications sur les délais dont la longueur anormale est dénoncée.

79.  La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention exige « un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié » ; ce recours « doit être « effectif » en pratique comme en droit » (Kudla c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI)

80.  La Cour rappelle également que le recours fondé sur l’article L. 781 1 du code de l’organisation judiciaire permet de remédier à une violation alléguée du droit de voir sa cause entendue dans un « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, notamment, Giummarra et autres c. France (déc.), no 61166/00, 12 juin 2001 ; Mifsud c. France (déc.), no 57220/00, CEDH 2002-VIII). Elle a cependant précisé que ce recours n’avait acquis le degré de certitude juridique requis pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention qu’à la date du 20 septembre 1999, c’est-à-dire postérieurement à la date d’introduction de la présente requête. Or, c’est à cette date que l’« effectivité » du recours au sens de l’article 13 doit être appréciée, à l’instar de l’existence de voies de recours interne à épuiser au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, ces deux dispositions présentant « d’étroites affinités » (Kudla, précité, § 152).

81.  En conséquence, pour conclure en l’espèce à la violation de l’article 13 de la Convention, il suffit à la Cour de constater qu’en tout état de cause, à la date d’introduction de la requête, l’effectivité « en pratique » et « en droit » du recours fondé sur l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire n’était pas avérée (Nouhaud et autres c. France, no 33424/96, § 45, 9 juillet 2002), à l’instar du recours fondé sur l’article 175-1 du code de procédure pénale (paragraphe 72 ci-dessus).

82.  Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

84.  La requérante sollicite une somme de 20 000 euros (EUR) en réparation de son préjudice moral.

85.  Le Gouvernement estime, compte tenu du caractère particulièrement complexe de la requête, qu’une somme de 2 000 EUR suffirait à réparer le préjudice moral.

86.  La Cour juge que la requérante a subi un tort moral certain du fait de la durée de la procédure litigieuse. Compte tenu des circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l’article 41, elle lui octroie 10 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

87.  La requérante demande, à l’appui d’une note d’honoraires correspondante, le paiement d’une somme de 15 548 EUR.

88.  Le Gouvernement propose le paiement d’une somme de 2 000 EUR.

89.  Pour ce qui est des frais et dépens devant la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 102, CEDH 2001). En l’espèce, la Cour considère que la somme réclamée par la requérante n’est pas justifiée. En effet, la note d’honoraires produite vise non seulement l’« analyse et (l’)étude de conformité de la procédure pénale française à la Convention européenne », la « rédaction de la requête et des mémoires subséquents sur la recevabilité et sur le fond », mais également une étude de la procédure pénale française qui ne saurait être couverte par les sommes allouées au titre de l’article 41 de la Convention, ainsi que des « frais de gestion du dossier » forfaitaires qui semblent faire double emploi avec un autre poste à tarification horaire (« réception, échanges téléphoniques, rédaction des correspondances »). La Cour estime dès lors que le montant réclamé est manifestement excessif, tant au vu du document produit qu’au regard des circonstances de l’espèce. Néanmoins, compte tenu des diligences écrites et orales manifestement accomplies par l’avocat de la requérante, la Cour, statuant en équité comme le veut l’article 41, lui accorde 3 000 EUR à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

90.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;


2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;


3.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, ainsi que 3 000 EUR (trois mille euros) au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;


4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juin 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé A.B. Baka
Greffière Président